Deux routes très différentes menaient depuis Cracovie, la nouvelle capitale, jusqu’à Gniezno, celle des aïeux. La première était terrestre et traversait des forêts ancestrales et des régions sauvages remplis de diables cruels, sorcières horribles, et de Topielec trompeurs. La deuxième route consistait à emprunter tranquillement la rivière Vistule par bateau, et ceci dès le château de Wawel jusqu’à la ville lointaine de Płock d’où l’on pouvait arriver à Gniezno à cheval en un claquement de doigts.
Et c’est bien sûr la deuxième route que choisit le roi Kazimierz, appelé le Rénovateur, pour son voyage annuel à Gniezno. Dès la deuxième journée du périple, le roi eût une grande envie de nourriture fraîche et goûtue car comme tout Slave qui se respecte, il adorait bien manger et il faut admettre que les rations séchées préparées encore à Cracovie étaient très loin d’être succulentes.
Dès qu’il y eût pensé, il vit de la fumée à l’horizon, et aussitôt une petite hutte. Malgré les alertes de son équipage quant aux habitants de la masure, le roi ordonna d’arrêter le bateau au bord de la rivière et commença à marcher vers la maison, l’épée à la main au cas où. Lorsqu’il s’en approcha, il vit que ce n’était pas une cachette de malfrats, mais la demeure d’un pêcheur.
La maîtresse de la maison accueillit chaleureusement les visiteurs inattendus. Elle leur offrit du lait frais qu’elle venait de traire et leur demanda d’attendre un peu puisque son mari – Piotr le Pêcheur – devait bientôt rentrer avec du poisson. En effet, celui-ci ne se fit pas attendre et en apporta des paniers tout remplis.
Pendant le festin préparé à partir des fruits de la pêche du jour – le roi n’avait jamais aussi bien mangé de sa vie ! – Piotr raconta l’histoire de sa famille qui s’agrandit récemment par des jumeaux. Cependant, les deux parents avaient un gros problème pour les baptiser. Il n’y avait aucun temple autour, et un prêtre ne visitait que rarement le village le plus proche de Bródno. Malheureusement, il y était allé peu de temps avant la naissance des enfants, et ne devrait revenir que dans plusieurs mois, si ce n’est l’année prochaine.
En remerciement pour ce festin, le roi voulut payer ses hôtes avec de l’or. Cependant, ceux-ci, respectant la coutume sacrée de l’accueil, refusèrent tout paiement en citant le proverbe « Un visiteur à la maison, dieu à la maison ». Ainsi, le roi demanda encore deux services – être accueilli pendant son voyage de retour et être le parrain des jumeaux lors du baptême qu’il s’engagea solennellement à organiser.
Et il tint sa promesse. Seulement deux mois plus tard, il revint avec plusieurs bateaux et tout un cortège d’invités nobles qui allaient illuminer la cérémonie de leur présence. Bien sûr, un prêtre était là aussi, sans oublier de nombreuses offrandes aux futurs filleuls royaux. Ainsi, sur un autel préparé spécialement pour l’occasion, le prêtre donna aux jumeaux les prénoms choisis par le roi – Wars pour le garçon et Sawa pour la fille.
Lors du festin de célébration, le roi déclara qu’à partir de maintenant Piotr le Pêcheur sera connu en tant que Piotr Warsz, le Pêcheur Royal, et le maître de ces terres. Et lorsqu’un village croîtra autour de la petite masure, Piotr lui donnera son nom, qu’elle gardera pour les siècles des siècles.
Et il en fit tout comme le roi avait prévu. Un village, puis une ville apparurent petit à petit à cet endroit. Ville qui finit par s’appeler Warszawa, peut-être en souvenir des jumeaux, peut-être en souvenir de Piotr Warsz…
Le conte que vous venez de lire est bien sûr la légende qui explique la création de Varsovie, ainsi que l’origine de son nom. Comme pour tous les contes publiés jusque-là, il en existe plusieurs versions. Nous avons choisi celle qui est la moins commune 😊 Ainsi, dans ces autres versions, le pêcheur s’appelait Wars et sa femme Sawa; Un pêcheur qui s’appelait Wars a péché une sirène (Sawa) dans la Vistule, elle l’observait depuis longtemps et en était amoureuse, puis ils ont fini par se marier. Effectivement, la sirène est l’un des symboles de Varsovie et il existe aussi des contes concernant celle-ci 😊 Autre détail, certains disent que « Wars » et « Sawa » étaient juste un couple qui vivait par là-bas… Cependant, selon certaines sources étymologiques, le prénom « Sawa » était masculin. Bromance, couple homosexuel ? Qui sait. De plus, si l’on reste dans la version que nous partageons avec vous et que Wars et Sawa sont des jumeaux, on pourrait y voir une petite (grosse ?) référence à la légende de Remus et Romulus, les fondateurs mythiques de Rome. Il se pourrait que les deux histoires soient relationnées 😊
Le roi mentionné dans notre version de la légende a existé vraiment, et les dates sont plus ou moins correctes. Casimir Premier le Restaurateur (appelé aussi le Rénovateur et le Pacifique) aurait régné entre 1034 et 1058. La première mention écrite de Varsovie date d’environ 1300. Avant, effectivement, il y avait de nombreux villages de pêcheurs eu bord de la Vistule. Cependant, selon les versions, différents monarques sont mentionnés, notamment le prince Siemowit I et le prince Siemomysł.
La créature mentionnée dans le premier paragraphe, Topielec, fait partie des monstres et esprits mythiques Slaves. On les retrouve notamment dans la saga du Sorceleur (The Witcher chez Netflix 😉 ). Il s’agit de morts-vivants issus de gens noyés dans des rivières, lacs, et marécages et qui essayent d’attaquer les voyageurs par surprise dans le but de les noyer, eux aussi.
La légende mentionne différentes traditions anciennes. La première est celle du baptême, très important à l’époque et toujours d’actualité. Le roi Kazimierz Odnowiciel règne vers 1100, c’est-à-dire 200 ans après le « baptême de la Pologne », où le pays a adopté le christianisme. On donne une importance particulière à ce rituel, puisque seules les âmes baptisées peuvent accéder au salut et au paradis. Comme la légende se passe au moyen âge et que l’espérance de vie y est assez courte, on comprend la hâte qu’ont les parents de baptiser leurs enfants. La deuxième tradition importante du texte est celle du « droit à l’hospitalité », datant de l’époque païenne et présente dans tout le monde Slave. Après ses voyages, le chroniqueur germanique Hetmold écrit au 12ième siècle « il n’ya pas de peuple plus hospitalier que le Slave […] et tout le monde y est d’accord pour dire que celui qui refuse du pain à un invité est […] une personne digne de mépris ». Ainsi, de nombreuses légendes et histoires mentionnent des voyageurs perdus qui demandent l’hospitalité dans des demeures trouvées par hasard. Les vestiges de cette coutume sont toujours présents à notre époque, notamment dans la tradition de la chaise vide au repas de Noël – réservée pour un invité non-annoncé qui puisse soudainement frapper à la porte.
Nous espérons que le conte vous aura plu – et que, qui sait, vous le lirez peut-être à vos enfants ! N’hésitez pas à partager avec nous dans les commentaires si vous en connaissez d’autres versions ou détails !